sexta-feira, 20 de abril de 2012

Lettre à Simone Weil sur l'Église

(...) Partout, et jusque dans cette société à l'âme divine qu'est l'Église --- je constate comme vous ce pharisaïsme, ce conformisme, ces fausses vertus et ces fausses gloires, tout ce mensonge du social menace en nous le fragile germe de la pureté divine. Et ce qui m'affecte le plus, ce n'est pas que ce mal soit réel et profond, c'est qu'il soit nécessaire, qu'il soit la rançon inévitable de la survivance d'une tradition sacrée, le ciment, non seulement de l'ordre et de la civilisation, mais de la maison même de Dieu et que, sans, lui, l'humanité verserait fatalement dans le chaos et la barbarie. Cette armure de conventions et de mensonges risque d'étouffer le germe divin et, en même temps, elle le protège. Il n'est pas possible de les dissocier que de séparer le bon grain de l'ivraie avant la moisson: ne forte eradicatis simul simul triticum. Dans l'Église comme ailleurs, le bien et le mal ne seront séparés qu'après la moisson, par Dieu, dans un autre monde. Ici-bas, ils sont indissolublement liés l'un à l'autre. C'est un scandale pour les faibles ou les demi-intelligents dont parle Pascal. Mais c'est une nécessité. Cela tient à la nature même de ce monde; une vie soumise à la durée et à la mort n'est pas concevable autrement: le mélange et la loi du temporel. Il faut bien que ce monde transitoire, où nous avons le double devoir d'accepter la vie tant qu'elle dure et de consentir à la mort quand elle vient, soit mêlé de bien et de mal. Car, s'il n'était que mal, comment consentirions-nous à vivre? Et s'il n'était que bien, comment nous résignerions-nous à mourir? Rien d'absolu ne peut exister dans ce qui passe, et c'est pourquoi, là où sont le bien et le mal purs, là aussi est l'éternité...

(...) Il est impossible à l'homme de vivre matériellement et spirituellement, il lui est même impossible de connaître et d'aimer Dieu sans le mensonge social. Toute révolte, toute anarchie mène à un nouveau conformisme, en général pire que celui qu'on a détruit (l'histoire moderne est assez éloquente à cet égard...). Il s'agit donc, non pas de rêver ou de poursuivre une pureté impossible, mais de reconnaître et de défendre la forme de société la moins impure: celle qui n'étouffe liberté, toute pureté intérieures; une gaine sociale avec des pores --- comme une peau --- par où le divin puisse pénetrer jusqu'aux âmes. Et c'est là qu'on mesure la nécessité et la bienfaisance de l'Église. Sans doute, en tant que société humaine, elle regorge de pharisaïsme et d'impuretés; elle fait encore trop belle la part de César, car ce qu'elle appelle Dieu n'est trop souvent que le masque de César, mais elle permet tout de même de rendre à Dieu un peu de ce qui est à Dieu. Hors d'elle, tout va à Cesar...

(...) Ce prodigieux édifice dont les fondements s'enfoncent dans les millénaires et dont le faîte se perd dans le ciel, cette oeuvre du temps qu'anime et couronne l'éternité, quels que soient ses recoins obscurs, ses parties caduques et ses ornements frivoles, je ne peux pas, je ne pourrai jamais refuser d'en voir l'équilibre profond et la grandeur unique et totale. C'est là, ce n'est que là que j'ai trouvé, enlacés comme deux amants, l'ordre et l'absolu qui, partout ailleurs, s'opposent et se dévorent. Les dogmes, les sacrements, la liturgie ont marqué mon âme d'une empreinte que rien ne pourra jamais effacer. Si (ce qu'à Dieu ne plaise!) je dois un jour me séparer de l'Église, ce sera au nom des exigences qu'elle aura fait naître en moi. Je pourrai la frapper avec mes mains, mais la force même de ces mains, je la tirerai de la nourriture qu'elle aura versée dans mes entrailles. Ma révolte sera toujours moins profonde que ma foi, et elle sera encore un acte de foi...

Fonte: "Gustave Thibon" - Les Dossiers H - Editions L'Age d'Homme, Lausanne, Suisse - 2012